Ethiopie : le barrage de GERD, une mégastructure qui bouleverse la géopolitique Est-africaine (BAH Hamidou, consultant)

L’est du continent africain est sujet d’une crise qui perdure depuis plus de 10 ans entre l’Egypte, le Soudan et l’Ethiopie. BAH Hamidou, Juriste commande Publique et Consultant géopolitique revient de manière pédagogique sur le contexte et les raisons de cette crise.

Hérodote disait de l’Egypte qu’elle est le don du Nil, il aurait pu rajouter le Soudan car c’est dans ce dernier que les Nil blanc et bleu se convergent et faisant du Soudan jadis, le grenier du Moyen-Orient.

Pour comprendre l’importance géopolitique et géoéconomique du fleuve il faut rappeler ceci :  Le barrage de la Renaissance (parfois appelé GERD, pour Grand Ethiopian Renaissance Dam) est une infrastructure hydroélectrique en construction sur le Nil bleu, dans l’ouest de l’Ethiopie, à proximité de la frontière soudanaise. Avec ses 1780 mètres de longs et 155 mètres de haut, sa puissance de 6450 MW (à titre de comparaison, les réacteurs nucléaires comme celui utilisé pour l’EPR de Flamanville sont d’une puissance de 1650 MW) et son réservoir qui permettra de retenir 74 milliards de mètres cubes d’eau il sera, une fois achevé, la plus grande retenue d’eau du continent africain. A lui seul, il doublera ou même triplera les capacités de production d’électricité Ethiopienne. Il faut noter que les Ethiopiens ont investi 4,8 milliards de dollars, sans aucune aide extérieure, ce projet est au cœur des enjeux géopolitiques de la sous-région.

Depuis une vingtaine d’années, l’Ethiopie est devenue une puissance émergente au niveau du continent avec une croissance qui frôle les deux chiffres. Deuxième pays le plus peuplé d’Afrique derrière le Nigeria, Le pays qui est qualifié par certains observateurs comme étant le sous-traitant de la Chine a des besoins immenses en termes d’eau et d’énergie pour soutenir son industrialisation et sa croissance. 

Ainsi, dès les études de faisabilité du barrage, l’Egypte s’est montrée très préoccupée car rappelons qu’elle est tributaire du Nil et donc pour elle c’est une question de survie. Aussi, il y a l’autre pays en aval qui est aussi concerné que l’Egypte, le Soudan. 

Le 2 avril 2011 en pleine crise des printemps arabes, l’Ethiopie profita pour poser la première pierre du barrage. Cela marqua le début s’une décennie de crises entres les 2 pays. Le problème principal se situe précisément au niveau du remplissage du barrage, il faut noter que la vitesse de remplissage du GERD a des conséquences sur le débit en aval. En effet, un remplissage en 3 à 5 ans comme souhaité par l’Ethiopie pourrait entraîner une réduction des terres cultivables en Egypte de 67% par an. L’Egypte et le Soudan prônent un remplissage sur 21 ans, ce qui limiterait la réduction des surfaces agricoles à 2,5% par an. Les craintes de ces deux Etats ne se limitent pas au remplissage, car le barrage soumettrait potentiellement le débit du Nil au bon vouloir d’Addis-Abeba. 

Il est important de savoir ici que le Nil Bleu, qui prend sa source en Ethiopie, rejoint le Nil Blanc à Khartoum et traverse le Soudan et l’Egypte avant de se jeter dans la Méditerranée. En plus, deux autres affluents majeurs du fleuve du Nil Bleu : l’Atbara et le Sobat prennent leur source en Ethiopie. Le pays fournit ainsi 86% de son débit. 

Qu’en dit le droit international ?

Le droit fluvial a été un élément très élaboré du droit international tel qu’il était appliqué dans l’Europe du XIXsiècle. Les grands fleuves européens ont reçu des statuts juridiques fondés sur le principe de la liberté de navigation. Leur gestion était assurée par des commissions internationales, qui ont été les premières organisations internationales, préfigurant les grandes organisations techniques d’aujourd’hui.

Plusieurs doctrines s’affrontent sur la gestion des fleuves à cette époque, nous allons en citer 2 : 

  • La doctrine dite de « souveraineté territoriale absolue », selon laquelle un Etat a le droit d’utiliser comme bon lui semble toute eau traversant son territoire. Aussi appelée « doctrine Harmon », cette doctrine est souvent invoquée par les pays situés en amont d’un fleuve.
  • La doctrine d’«intégrité territoriale absolue » au contraire, est invoquée par les pays aval, et affirme qu’un pays n’a pas le droit de modifier de façon significative les caractéristiques (débit, quantité et qualité de l’eau, etc.) d’un cours d’eau transfrontalier, car cela affecte l’intégrité des pays situés à l’aval.

Ces deux paradigmes extrêmes ont progressivement été abandonnés au profit de doctrines plus nuancées : ainsi, le principe de « souveraineté territoriale limitée » qui reconnaît les droits des pays situés en aval tout en autorisant une utilisation raisonnable du fleuve par les pays situés en amont, est aujourd’hui universellement reconnu, du moins en théorie. Le principe de « communauté des Etats riverains » va encore plus loin puisqu’il prône un développement intégré à l’échelle du bassin versant, transcendant les frontières nationales. Il a été invoqué pour la première fois en 1929 par la Cour de Justice Internationale (CJI) (Da Silva, et al. 1998) au sujet d’un conflit opposant les Etats riverains de l’Oder. Cependant, ce n’est qu’au début des années 80 que ce principe s’impose comme le mieux à même de gouverner les rapports entre pays riverains. Cette prise de conscience est illustrée à la même époque par la transition du terme « fleuve international » vers celui de « fleuve transfrontalier » (Bouleau et Lorillou, 2003) : la gestion des eaux partagées doit transcender les frontières et se faire en commun.

Ainsi, au nom de la gestion transfrontalière des cours d’eau, les Etats ont été amenés à abandonner une partie de leur souveraineté nationale. Cela ne s’est pas effectué sans heurts ni réticence. En vue de faciliter la transition de la souveraineté territoriale absolue vers une souveraineté partagée, les organisations internationales ont travaillé à la mise en place de principes généraux de gestion.

La conférence de Barcelone de 1921, se proposait d’établir une sorte de charte du droit fluvial international. Les conventions de Barcelone découlant de ladite conférence, furent en retrait sur cette ambition et ne reçurent qu’un accueil très médiocre. Depuis lors, les problèmes relatifs aux fleuves internationaux n’ont plus été traités dans leur ensemble.

Pour parer à cette situation, les nations-unies ont pu mettre en place en 1997, la Convention sur le droit relatif aux utilisations des cours d’eau internationaux à des fins autres que la navigation.

Cette convention concernant les eaux douces a été adoptée par l’Assemblée générale des Nations Unies le 21 mai 1997. La Commission du droit international a travaillé pendant 20 ans à son élaboration, ce qui a permis son adoption en 1997. Elle est entrée en vigueur le 17 août 2014 suite à la ratification signée par 35 pays, 17 ans après son adoption. Cela illustre toutes les difficultés d’établir des accords intergouvernementaux régissant l’utilisation de l’eau.

Il faut constater que cette convention a le mérite de toucher plusieurs aspects des cours d’eau qui peuvent potentiellement être facteurs de crises. Elle ne concerne pas la navigation mais plutôt la prévention, les ressources biologiques des cours d’eau et la gestion des cours d’eau.

Or, dans notre cas de figure, l’Egypte et le Soudan, sur la base d’une série de traités, se partagent la totalité des ressources hydriques du Nil. Dans un traité de 1902, signé avec la Grande Bretagne, puissance tutélaire des deux pays, l’empereur Menelik II, qui gouvernait alors l’Ethiopie, s’engageait à ne pas autoriser l’édification d’ouvrages susceptibles perturber le débit du Nil sans l’accord de Londres et du gouvernement du Soudan.

En 1929, est signé le traité portant sur l’utilisation exclusive des eaux du Nil entre l’Egypte et La grande Bretagne reconnaissant à l’Egypte « des droits naturels et historiques sur les eaux du Nil » et offrant un droit de véto au Caire sur la construction d’ouvrages en amont du fleuve, ainsi qu’un droit de prélèvement 48 milliards de mètres cubes annuels, contre seulement 4 milliards de mètres cubes pour le Soudan (le différentiel par rapport au débit total n’étant pas alloué).

À l’indépendance du Soudan, Khartoum réclama une renégociation du traité de 1929, ce la débouchera à la signature en 1959 d’un nouveau traité étendant le droit de veto sur la construction d’ouvrages en amont au Soudan et une nouvelle répartition des quotas de prélèvements, avec 75,7% du débit annuel (mesuré à Assouan) pour l’Egypte et 24,3% pour le Soudan (soit 55,5 milliards et 18,5 milliards de mètres cubes d’eau par an). Une renégociation gagnante pour les deux pays qui voyaient ainsi leurs quotas augmenter, mais qui faisait une nouvelle fois l’impasse sur l’Ethiopie et les autres pays riverains de l’amont du Nil.

On voit donc que tout ce qui concerne la gestion du Nil a été décidé en aval, sans prendre en compte les avis des pays en amont. Et ce depuis des décennies. 

Dans la seconde moitié du XXème siècle, face à la grogne des pays en amont du fleuve et au vu de la gestion bilatérale entre l’Egypte et le Soudan, en 2010, l’ancien premier ministre éthiopien Meles ZENAWi signe un accord qui associa le Kenya, l’Ouganda, le Burundi, la Tanzanie et le Rwanda à l’Ethiopie, pour donner un accès égal aux ressources du fleuve à l’ensemble des Etats riverains, déplaçant de fait la géopolitique du Nil vers l’amont. Cet accord ne sera pas signé par l’Egypte et le Soudan et sera qualifié de « coup de poignard dans le dos » en une du 11 mai 2010 de l’Egyptian mail, provoquant des craintes de guerre de l’eau. Le statu quo reste donc de mise.

A l’arrivée de Donald TRUMP à la maison blanche, les Egyptiens ont fait appel a lui pour essayer de trouver une solution allant en leur faveur, ce qui n’a pas pu aboutir. L’Egypte voyant que les choses changent en sa défaveur, évoque toujours « ses droit historiques » sur le Nil, sauf que, ce fondement n’est pas clairement reconnu en droit international.   

Entre les USA et le Mexique, la gestion des eaux du fleuve Colorado a fait l’objet d’un accord signé en 1944, accord qui a été difficile à respecter pour les Etats Unis du fait de l’asséchement du Rio Grande, l’autre fleuve que les deux pays se partagent.

Perspectives 

La situation qui prévaut dans la région va au-delà des questions de ressources hydrique, cette crise peut aussi s’expliquer par des enjeux de puissance. L’Egypte, puissance économique et militaire continentale voit d’un mauvais œil l’émergence éthiopienne de ces dernières années. Il est par exemple prévu que sur les 6450 MW de production du GERD, 2000 MW soient réservés à l’export. Ce rôle de centrale hydroélectrique de l’Afrique de l’Est garantira à l’Ethiopie des rentrées financières, tout en servant son soft power en berne. 

Jusqu’à une période recente, le soft power éthiopien pouvait compter sur des atouts puissants, comme l’obtention par le premier ministre Abiy Ahmed du prix Nobel de la Paix en 2019 pour son action dans la résolution du conflit opposant son pays à l’Erythrée, ou son rôle historique de contributeur majeur aux forces de maintien de la paix de l’ONU. A titre d’exemple, en juillet 2021, le pays était ainsi le troisième contributeur du contingent des casques bleus. Cette stratégie d’influence est toutefois aujourd’hui malmenée, en particulier par le conflit au Tigré et l’insurrection en région Oromia. Conséquence indirecte de cette guerre civile qui ne dit pas son nom, le Soudan a obtenu le remplacement du contingent de casques bleus éthiopiens basé dans la zone contestée d’Abiyé, entre Soudan et Soudan du Sud, par des troupes d’autres nationalités. Des observateurs pensent que c’est l’Egypte qui parraine et finance la rébellion tigréenne pour déstabiliser l’Ethiopie de l’intérieur afin de saper le fonctionnement du barrage.  Ce qui reste à vérifier. 

Quid du soudan et des autres pays en amont ? 

Si le Soudan possède de nombreux points de divergence avec l’Ethiopie sur le GERD, son positionnement est nettement plus ambivalent que celui de l’Egypte. S’il craint d’un côté le contrôle éthiopien sur le Nil, qui pourrait le laisser à la merci d’inondations et endommager ses propres infrastructures hydroélectriques, il voit aussi dans ce barrage une opportunité de se fournir en énergie peu chère – l’Ethiopie s’étant engagée à lui fournir de l’électricité à prix coûtant – et de voir le débit du Nil mieux maitrisé, limitant les inondations et permettant d’augmenter sa production agricole. 

Un conflit frontalier, portant sur le fertile triangle d’Al-Fashaga, occupé par l’Ethiopie jusqu’à sa reconquête récente par les forces soudanaise à la faveur du conflit au Tigré, pourrait aussi jouer un rôle dans l’équation.  Khartoum affirme vouloir dissocier cette question des négociations liées au barrage. Ce territoire disputé de 250 km2 sur lequel de nombreux agriculteurs éthiopiens sont installés pourrait servir de moyen de pression à l’Ethiopie pour amener Khartoum à ne prendre parti pour l’Egypte et a garder une position ambivalente. 

Concernant les autres pays en amont, on est tenté de penser qu’ils observent la situation en attendant de voir quelle issue leur sera favorable. Notons que malgré certains faits et les discours martiaux, les protagonistes cherchent à apparaitre comme des vecteurs de stabilité et de développement de la région. L’Ethiopie mise sur des traités de coopérations multipartites avec les pays riverains du Nil initialement exclus du partage des eaux et l’export d’une électricité peu chère, tandis que l’Egypte s’appuie sur des coopérations bilatérales afin d’éviter l’apparition d’un bloc uni hostile à sa main mise sur le fleuve. L’Egypte met ainsi en avant sa contribution à la construction de réservoirs ou barrage au Soudan, au Sud-Soudan, en Ouganda ou encore en Tanzanie et se positionne comme un acteur central de l’intégration de la région.

Où en est la médiation ?

La médiation traine les pas. Suite à l’échec d’une médiation pilotée par un panel d’expert internationaux, l’Egypte se lança en 2014 dans une offensive diplomatique auprès de plusieurs pays, dont la République Démocratique du Congo et la Tanzanie, pour tenter de les rallier à sa position, déclenchant la colère du Soudan qui l’accusera de jeter de l’huile sur le feu. En novembre 2019 le Caire lançait un appel enjoignant la Ligue Arabe à soutenir sa position, en parallèle du lancement d’une médiation portée par l’administration Trump et la Banque mondiale, dont Addis-Abeba claquera la porte l’année suivante en raison de la position jugée partisane des médiateurs. 2020 est aussi l’année d’une erreur stratégique égyptienne : le Conseil des ministres arabes des Affaires étrangères a affirmé sous son impulsion, dans une résolution suivant une réunion de la Ligue Arabe portant sur le barrage de la Renaissance, que « la sécurité en eau de l’Égypte et du Soudan fait partie intégrante de la sécurité nationale arabe ». 

Plusieurs pays d’Afrique furent choqués de voir le Nil présenté comme un fleuve arabe, d’autant plus à l’heure où la géopolitique du Nil tend à se déplacer vers l’amont. Dernier développement, en juillet de cette année, l’Egypte a fait porter la question devant le Conseil de Sécurité de l’ONU, qui invitera à une reprise des négociations sous l’égide de l’Union africaine, contrairement aux souhaits du Caire.

Les risques d’une guerre de l’eau

Ira-t-on jusqu’au conflit armé ? Rien n’est moins sûr car la rhétorique nationaliste déployée par les deux pays dans leurs affrontements informationnels se révèle une arme à double tranchant. La signature d’un accord juridique contraignant régissant le remplissage et l’exploitation du GERD, réclamée par l’Egypte et le Soudan, mais que l’Ethiopie refuse au nom de sa souveraineté, reste le point de blocage majeur du dossier. L’opposition au barrage, facteur d’unité au sein d’une société égyptienne profondément divisée et une dépendance au bon vouloir éthiopien qui apparaitrait comme un aveu de faiblesse, contraignent en effet l’Egypte à l’action. Aussi, l’Ethiopie se retrouve dans l’impossibilité politique de faire des concessions trop importantes, à l’heure où le barrage est l’un des derniers vecteurs d’union nationale. 

Ainsi, si pour le moment, malgré l’escalade verbal, les deux pays font preuve de retenue, nombreux sont les signaux qui indiquent que la guerre reste une option qui n’est pas écartée par eux. En 2013, le gouvernement de Mohamed MORSI avait ainsi probablement volontairement laissé fuiter la diffusion d’une réunion au cours de laquelle diverses solutions étaient mises sur la table, de l’offensive diplomatique à une opération d’intoxication laissant croire que l’Egypte se préparait militairement à empêcher la construction du barrage, en passant par une déstabilisation de l’Ethiopie par l’intervention du GIS (renseignement extérieur égyptien) et le soutien à des mouvements insurrectionnels. Le président prenait ensuite le contre-pied de ces propositions en déclarant qu’aucune de ces options ne saurait être envisagée. En 2020, le gouvernement actuel reprenait cette méthode à son compte, en diffusant des images d’une armée de l’air prête à intervenir. Un nouveau cap a été franchi au mois de mai de cette année lorsque l’Egypte et le Soudan ont réalisé des manœuvres communes sur le sol soudanais. Nom de code de l’opération ? « Gardiens du Nil ». Un message clair et sans équivoque.

BAH Hamidou, Juriste commande Publique et Consultant géopolitique