Les Nouvelles de Kabèlè : POUR QUE LE CIEL AIT PITIE (Suite partie IV)

Dans un futur dystopique où l’eau est devenue une denrée rare dans une partie de l’Afrique, les populations sont réduites à attendre patiemment des livraisons d’eau des Nations-Unies par avion. Un jour, plus d’avion dans le ciel. Le désespoir et la folie des hommes s’installent. Lisez la quatrième partie !

La Jeune fille entendait des voix éthérées depuis la veille.  Son esprit s’était empli d’images difformes. Une soif intense la tenaillait.  Elle fixa la silhouette de l’Étranger du regard pour éviter que la réalité ne se déroba.  Pourquoi sa peau avait-elle pris une teinte si rougeâtre ? Cela arrivait-il à tous les Étrangers comme lui ? se demanda-t-elle. Nana lui avait dit que les Étrangers ne pouvaient résister à la vie sous le grand soleil. C’était pour cela que dès qu’ils arrivaient à Katy, ils s’enroulaient une corde autour du cou pour flotter dans les cieux. Ainsi, leur âme pourrait retourner d’où elle avait été chassée, en toute discrétion. « Tu vois, ici, ils sont comme des poissons hors de l’eau », avait ajouté Nana. Tous avaient flotté dans les cieux sauf celui qui titubait à ses côtés. A son arrivée, deux saisons des pluies plus tôt, elle avait vu sur son visage une tristesse qu’elle avait reconnu. Tout comme elle, son lui d’autrefois devait lui manquer. Pour le réconforter, elle avait déposé devant sa case une part de sa propre ration de riz et d’eau. C’est ce que les villageois avaient fait quand Nana et elles étaient venues s’installer à Katy après le feu. A chaque fois, l’Étranger l’avait gratifiée d’un sourire. Quand elle n’eut plus assez de riz et d’eau à partager avec lui, elle eut peur qu’il flottât. Pourtant, les lunes se succédaient et il était toujours là. Elle prit cela comme une victoire personnelle. Elle avait conjuré le sort de l’Étranger. Entre déracinés, il fallait se témoigner de la sympathie car la souffrance de perdre son soi d’autrefois était la même. Quelqu’un avait-il témoigné de la sympathie à Nana en son absence ? Juste une goutte d’eau pour que les ancêtres ne viennent pas la chercher. Les avait-elle déjà rejoints ? 

 

Fatiguée, l’Étranger la fit monter sur le dos de l’âne. Il lui avait laissé la dernière goutte d’eau qu’elle avait lapée quelques heures plutôt. Le soleil ne leur laissa aucun répit jusqu’à ce que le grand baobab se dessina à l’horizon. Surexcité, il lui montra le village qui s’étendait au loin.

  • Djî, lui dit-il à plusieurs reprises. 

Elle ne voyait que poussière à perte de vue. Il tira l’âne jusqu’à l’entrée du village. Était-ce là Tinah ? Cela ne ressemblait pas à ce que le vieil-homme lui avait décrit. Où étaient passés la verdure, la falaise fleurie, et les enfants qui jouent ? Il les mena dans la rue centrale où les maisons s’alignaient. Elle le vit sangloter autour du lit asséché de la source puis tomber à genoux. Elle ne fut pas surprise par celle malchance.  Ne pleure pas donc, petite chose. Il faut rire si nous voulons que le ciel ait pitié de nous, aurait-elle voulu susurrer à l’Étranger comme Nana le faisait pour elle quand elle était triste. Il lui adressa un sourire mêlé d’une tristesse que ses yeux trahissaient. Nous devrions rentrer à Katy désormais, peut-être que le ciel avait déjà eu pitié de Nana. Soudain, un coup de feu retentit. L’âne brailla et s’effondra à côté d’elle. Des bras puissants l’enserrèrent et une main nauséabonde se plaqua sur sa bouche. Tétanisée, elle ne se débattit pas. Des hommes foncèrent sur l’Étranger et l’immobilisèrent au sol comme la veille dans sa case. 

  • Quelle belle prise, s’exclama un grand homme bardé d’amulettes, un fusil en bandoulière. 

L’Étranger reçu plusieurs coups de pieds. Elle aurait voulu pleurer mais ne le put. D’ailleurs, n’étaient-ce pas les larmes de l’Étranger qui avaient mis le ciel en colère ? 

 

Les hommes mauvais étaient nombreux. Parmi eux, plusieurs garçons du même âge qu’elle plastronnaient avec leur couteau autour du cou. Les mains attachées, on la fit asseoir sur une brique, loin des deux Étrangers. Le grand homme armé qui semblait être le chef s’approcha d’elle en la toisant. 

  • D’où viens-tu ? lui demanda-t-elle. 

Elle ne répondit pas. 

  • C’est à toi que je cause. D’où viens-tu et que fais-tu avec cet Étranger ? 

Silence. Il plongea ses yeux noirs dans les siens. 

  • Écoute-moi très bien petite, le choix va être simple pour toi : soit tu nous rejoints en devenant la femme d’un de mes petits protégés et nous te protégerons des autres groupes. Tu pourras même avoir quelques gorgées d’eau de notre butin. Soit tu refuses et nous t’échangerons contre une gamelle d’eau avec un autre groupe qui sera moins tendre avec toi. 

L’haleine fétide du grand homme lui fit retenir son souffle. La terreur provoqua en elle des haut-le-cœur. Elle eut envie de flotter dans les cieux. 

  • Je te laisse décider avant la fin de notre festin, lui lança-t-elle avant de s’éloigner. 

 

Elle perdit son souffle quand ils allumèrent un grand feu pour cuire la chair l’âne. La lueur des flammes la terrifiait. Son esprit bouillonnait et son corps souffrait d’être si près de cette source de feu. N’aie pas peur, viens briller avec nous, lui murmuraient les voix qui s’y cachaient. Elle ferma les yeux pour éviter le regard des petites sœurs. La revoilà dans son village d’enfance. Tout est si vert, si beau. Elle gambade avec les autres enfants du village dans la verdure des champs par-ci ; ils jouent dans les flaques d’eau laissée par la pluie abondante par-là. Le père robuste cultive la terre avec les hommes. La mère pleine de grâce cuisine à foison parmi les femmes. Tout est si parfait ! Ensuite, plus de pluie. Les champs tombent en friches puis jaunissent en même temps que les cheveux des enfants. Les greniers et les estomacs sont vides. Ils jouent désormais dans la poussière, quand ils ne meurent pas faim. Le père n’est plus robuste et la grâce a quitté la mère. – Qu’on ramène tout ce qu’il reste de bétail pour implorer le ciel, avait dit le féticheur. On immole par le feu les derniers animaux sur l’autel en guise de sacrifice. On ricane pour attirer la miséricorde du ciel qui reste sourd aux supplications. Progressivement, les camarades de jeu disparaissent. Le village semble se vider. Le père et la mère chuchotent au coin de la case. Lui insiste, elle opine en pleurant. Et cette nuit-là, les voix la réveillent. – Où allez-vous, demande-t-elle au père qui tient la main des frères. – Rendors-toi, ce sont des choses qui ne concernent que les garçons, dit-il d’une voix apaisante. Elle constate l’absence de la mère avant de se rendormir près des petites sœurs. Quand la fumée emplit ses poumons, elle sursaute. Le feu embrase le toit en paille. Elle essaye de réveiller les petites sœurs mais elles ne bougent plus. Elle n’arrive pas à les traîner à l’extérieur. Elle rampe jusqu’au seuil de la case avant de perdre connaissance. Quand elle revient à elle, sa voix s’est éteinte et Nana la tient dans ses bras. Le feu saute d’une case à l’autre. Sa fureur détruit tout sur son passage. Personne n’ose sacrifier ce qu’il lui reste d’eau pour l’éteindre. Aucune trace du père, de la mère ou des frères. Les rescapés prennent ce qu’ils peuvent dans les décombres avant de partir. Nana et elle marchent en silence jusqu’à Katy où, disait-on, des gens apportent l’eau par le ciel. Depuis, la Jeune fille entend la complainte des petites sœurs dans les flammes. Assise sur la brique, tenaillée par la faim et la soif, elle rouvrit les yeux pour les voir se lamenter dans le feu. Elles lui tendirent la main : – Viens briller avec nous grande sœur ! Elle se leva et se mit à avancer vers la lueur salvatrice. 

 

Facinet Kabèlè Camara, Ecrivain