Les Nouvelles de Kabèlè : POUR QUE LE CIEL AIT PITIE (Suite partie II)

Dans un futur dystopique où l’eau est devenue une denrée rare dans une partie de l’Afrique, les populations sont réduites à attendre patiemment des livraisons d’eau des Nations-Unies par avion. Un jour, plus d’avion dans le ciel. Le désespoir et la folie des hommes s’installent. Lisez la deuxième partie !

La jeune fille avait insisté pour tenir l’âne. Elle avait le pas rapide et ferme. Derrière, lui, avançait avec difficultés. Il courrait par intermittence pour ne pas se laisser distancer. Essoufflé, écrasé par la chaleur, il s’en voulut d’avoir passé tant de temps à l’ombre de sa case. De temps à autre, la Jeune fille et l’âne s’arrêtaient pour l’attendre.

  • Je fais de mon mieux, dit-il en reprenant son souffle. 

Son cerveau bouillonnait sous la chaleur. Il fit signe à la Jeune fille de continuer et la suivit péniblement. 

  • Tu dois me trouver pathétique, dit-il, conscient de se parler plus à lui-même qu’à ses compagnons de voyage. Pourtant, j’étais militaire avant. J’ai même combattu dans le désert. Dans une autre vie.  

Il refoula ces souvenirs pour se concentrer sur le chemin étroit qui slalomait entre la steppe. Sur les six kilomètres, ils ne croisèrent pas âme qui vive. Seul le vent murmura à leurs oreilles jusqu’à Kourou. Éreinté, il put à peine émettre une exclamation quand il vit l’immense foule qui campait devant les portes du village. Des centaines de personnes avaient convergé de tous les villages alentour vers les réservoirs de Kourou. Cela confirmait que les approvisionnements des Nations-Unies avaient cessé partout. Quelque chose de grave s’était produit. Mais comment savoir ? L’inquiétude se lisait sur le visage de la Jeune fille.  « Il doit y avoir une solution », lui dit-il en essayant de paraître rassurant. 

Quelle solution ? Un an plutôt, il avait suivi les hommes de Katy jusqu’à Kourou pour y troquer quelques conserves contre une gourde pleine. Il y avait vu les deux réservoirs d’eau dans leur robe métallique. Pour lui, il n’y en aurait jamais assez pour tout ce monde.  Il prit la Jeune fille par la main et ils avancèrent avec l’âne à travers la foule. Les entrées de Kourou étaient gardées par quelques soldats de l’eau armés. Au centre du village, on voyait dépasser les deux réservoirs montés sur des échafaudages en fer. 

  • Que Dieu nous vienne en aide, soupira un Jeune homme élancé debout à côté de lui.

Content d’entendre quelqu’un parler sa langue, il demanda aussitôt : 

  • Excusez-moi, depuis combien de temps êtes-vous là ? 
  • Trois jours. Mon père et moi venons de Moria. Et toi Étranger ? 

Le Jeune homme désigna un vieil homme aux joues creuses et au regard vide assis à même le sol.   

  • Nous nous venons de Katy, répondit-il. Ils n’ont laissé entrer personne ? 
  • Non. Nous ne comprenons pas. Cela fait des jours que nous n’avons pas reçu de livraison d’eau. Tout mon village a été déserté. Ils sont nombreux à être partis vers les réservoirs de Sika. Nous nous sommes venus ici parce que nous pensions qu’il y aurait moins de personnes. Hélas ! 

L’Étranger en était désormais certain : quelque chose de grave s’était produit du côté de la Fédération de l’Atlantique Nord qui, depuis la COP 40, avait la charge de ravitailler cette partie du monde en eau potable. 

  • Pourquoi refusent-ils de nous laisser passer ? pesta le Jeune homme. 

D’après son expérience, l’Étranger savait qu’il n’en serait rien avant l’arrivée de renforts. Une troupe si peu nombreuse ne pouvait organiser une distribution d’eau pour des centaines de personnes assoiffées. Surtout si cette eau était insuffisante. S’il avait été encore en poste et en charge des opérations, il aurait pris la même décision. La seule solution était d’attendre que des renforts arrivent pour organiser la distribution d’eau. 

  • Il faudra qu’on soit patient, dit-il à la Jeune fille qui regardait autour d’elle avec inquiétude. Nous allons rester devant pour faire partie des premiers servis quand la distribution commencera. 

Elle secoua la tête et pointa l’index vers l’arrière de la foule. 

  • Non, il vaut mieux être là, dit-il. 

La Jeune fille insista. Le Veil homme la regarda et parla à son fils. 

  • Mon père pense qu’il faut écouter la Jeune fille. Venez, nous allons trouver des places derrière. 

Persuadé qu’il s’agissait d’un mauvais calcul, à contrecœur, l’Étranger les suivit à l’arrière. 

La journée s’avança avec une lenteur insupportable. L’assistance se desséchait. Les corps semblaient rétrécir à vue d’œil. La mine dépitée, personne n’avait plus la force de chasser les mouches qui virevoltaient autour des visages. De temps en temps, une bourrasque de vent emplissait les yeux et le nez de poussière. On toussotait. On suffoquait. Il fallait de l’eau. Sur le chemin de Kourou, l’Étranger avait partagé plusieurs gorgées avec la Jeune fille. Il aurait voulu verser quelques gouttes dans la bouche entrouverte des enfants qui respiraient péniblement. Hélas, il n’en avait pas assez pour partager.  Il ne put s’empêcher de ressentir de la culpabilité pour toutes les fois où, au cours de sa vie à la Fédération, il avait considéré l’eau comme une denrée acquise et intarissable. Aujourd’hui, c’était son ancienne vie dispendieuse qui lui paraissait irréelle. La Fédération avait intérêt à avoir une bonne raison pour justifier un tel retard. Elle qui avait mis si longtemps à réaliser le mal qu’elle causait à la planète. Elle qui avait été créée pour que les États riches qui la composent mutualisent leurs efforts afin d’éviter l’extinction de la vie humaine sur ces terres certes éloignées, mais pas assez pour ceux qui prendraient la route de la survie. 

  • Que disent-ils ? demanda l’Étranger quand il vit une dizaine d’hommes marcher de part et d’autre de la foule en s’époumonant. 

Le Jeune homme se leva pour écouter les voix de plus en plus fortes et qui répétaient le même mantra : L’eau de Dieu, pas celle des hommes. « Personne ne peut vous priver de l’eau de Dieu. Ils ont autant de droits sur cette eau que sur le soleil ou la lune. Reprenons ce qui nous revient de droit par décret divin. Dieu est le plus grand », sermonnaient-ils. 

Ragaillardie par ce discours, l’assistance se leva. Chancelante mais décidée, elle se mouvait à l’unisson. L’Étranger sentit la tension monter. Comment réagissait les soldats devant ?  Tirs de sommation ! La défiance de la foule ne faiblit pas. Les prêches repartirent de plus belle : L’eau de Dieu, pas celle des hommes ! La Jeune fille commença à reculer. Instinctivement, le petit groupe l’imita, à rebours de cette cohue qui avançait. La terre trembla quand la foule s’élança de toute sa masse vers les entrées. Encore des coups de feu ! Les corps qui tombent piétinés par la foule déchainée. Les soldats submergés écrasés… 

Ne retentit plus que le bruit sourd de la terre qui tremblait sous les pas. 

« C’est notre chance d’avoir de l’eau, venez ! » lança l’Étranger prêt à partir. 

La Jeune fille le retint par le bras. Tenu par son fils, le Veil homme fit de même. 

Le petit groupe et quelques autres restèrent en retrait. Ils regardèrent la foule prendre d’assaut les échafaudages que les plus agiles escaladaient. Sous leur nombre, l’échafaudage nord s’effondra répandant son précieux contenu au sol. Une partie de la foule se jeta à terre pour essayer de la recueillir. Vaine tentative. Une autre partie s’écarta en voyant l’échafaudage sud vaciller et s’effondrer à son tour. 

L’Étranger resta médusé. Son cœur palpitait. Il refoula un rire nerveux et serra la main de la Jeune fille.

  • Cette eau n’est plus que boue, lâcha-t-il. Espérons que les habitants de Kourou feront pousser quelque chose ici. 

Mais qu’en serait-il de sa promesse d’aider la Jeune fille ? Et qu’allaient-ils devenir ? Comme s’il avait lu dans son esprit, le Jeune homme lança : 

  • Il n’y a plus qu’un seul endroit où nous pouvons aller, Tinah, c’est l’une des seules sources d’eau naturelle qui subsistent encore dans la région. 
  • C’est loin d’ici ? Demanda l’Étranger.
  • Une journée et demie de marche, au sud. 

L’Étranger regarda la Jeune fille qui ne quittait pas la scène des échafaudages des yeux. S’ils partaient pour cet autre village, reviendraient-ils à temps pour aider les blessés de Katy ? Non, certains seraient déjà morts. La Mère de la Jeune fille, elle, pourrait sans doute tenir le coup. Sa blessure à la jambe ne semblait pas profonde… Restait la soif… Tiendrait-elle le coup ? 

  • Il faut partir maintenant Étranger, insista le Jeune homme.  

La Jeune fille bougea la première et amena l’âne. Consentait-elle à aller à Tinah ? L’Étranger choisit d’y croire. Puis, se retournant, il ne manqua pas de jeter un dernier coup d’œil à ceux qui, près des débris et des corps écrasés, lapaient les traces d’eau dans la boue. 

« Le vieil homme entonna de sa voix cassée une chanson douce qui les apaisa tous. Son fils expliqua que la chanson parlait d’une amitié entre une jeune fille et un hippopotame, son protecteur… » A lire prochainement dans POUR QUE LE CIEL AIT PITIE.

Par Facinet Kabèlè Camara, Ecrivain

 

Les Nouvelles de Kabèlè : POUR QUE LE CIEL AIT PITIE (Partie I)