Les Nouvelles de Kabèlè : POUR QUE LE CIEL AIT PITIE (Partie I)

Dans un futur dystopique où l’eau est devenue une denrée rare dans une partie de l’Afrique, les populations sont réduites à attendre patiemment des livraisons d’eau des Nations-Unies par avion. Un jour, plus d’avion dans le ciel. Le désespoir et la folie des hommes s’installent. Lisez la première partie !

Quand le soleil du sixième jour commença à tirer sa révérence, l’Étranger comprit que le porteur d’eau n’arriverait pas. Au fil des jours passants, l’inquiétude s’était installée dans son cœur avant de muer en certitude profonde : ils avaient été abandonnés. Assis sur un vieux tronc d’arbre, son regard quitta le ciel pour revenir sur les villageois, amassés en nombre sur l’esplanade poussiéreuse. Ils avaient tous les yeux rivés vers l’ouest, scrutant le ciel bleuté à l’affût du moindre mouvement des nuages. Ils espéraient encore distinguer le nez pointu de l’avion porteur d’eau, ou entendre son vrombissement rauque si familier. Hélas, l’horizon n’accouchait de rien. Et la sidération s’était abattue sur cette assistance d’ordinaire si joyeuse. En deux ans de vie parmi les villageois de Katy, tout humilié et misérable qu’il était, il n’avait pu rester insensible à la ferveur de leur rituel de l’eau. Quand tous les lundis, les femmes sortaient de leurs habitations en terre cuite pour se rassembler sur l’esplanade. Canaris en main, elles entonnaient en chœur la même chanson que l’Étranger interprétait comme une rhapsodie à Djî, l’eau dans leur langue.

Immanquablement, l’avion porteur d’eau fendait les nuages pour se poser sur l’ilot d’asphalte aménagé dans l’océan de poussière. Dès que l’avion ouvrait sa gueule béante, les enfants du village couraient vers elle en sautillant. Les hommes, eux, se tenaient en retrait. Tous acclamaient cette arrivée. Au début, l’Étranger avait été stupéfait de voir ces villageois acclamer des soldats engoncés dans des combinaisons bleues, le visage retranché derrière des casques opaques, fusils d’assaut en main. Il avait vite compris qu’ils acclamaient la cargaison vitale de l’avion et non les sentinelles chargées de la transporter. Les villageois échouaient toujours à former un rang sans bousculades et récriminations. Et si l’air menaçant des soldats de l’eau ramenait un semblant de calme, dès que les grands tuyaux gorgés d’eau pointaient dans leur direction, à nouveau, c’était la cohue à qui mieux mieux. Ce spectacle amusait toujours l’Étranger, car il savait qu’en tout et pour tout, chaque personne ne recevrait que six litres. Pas une lampée de plus. Ainsi, dès qu’ils étaient en âge de tenir ne serait-ce qu’une calebasse, les enfants étaient aussi de corvée d’eau. L’Étranger se présentait toujours en dernier pour recevoir sa bonbonne de dix litres, quelques conserves et magazines, ultime aumône que lui consentait le pays qui l’avait banni sur cette terre desséchée. Enfin, l’avion s’en allait dans un tourbillon de fumée pour revenir exactement sept jours après. Sauf que cette-fois, il était en retard de presqu’autant de temps. 

Le crépuscule de ce sixième jour tomba. Une nouvelle fois, les villageois rejoignirent leurs habitations en silence. L’Étranger rejoignit aussi sa case. Allongé sur son lit bourré de kapok, son cerveau turbinait. « Qu’allons-nous faire à présent ? » se demanda-t-il. Sans doute allaient ils racler les fonds de canaris pour en sortir les dernières gouttes d’eau. Mais et après ? Sans les ravitaillements hebdomadaires des Nations-Unies, la vie n’était plus possible dans ces contrées en dehors des deux mois de saison pluvieuse. Il réalisait qu’il appartenait désormais à cette communauté de destins.  Depuis son arrivée à Katy, les villageois lui avaient témoigné une distante bienveillance. Un sourire par-ci, un plat de riz déposé devant sa case par-là. La barrière de la langue ne permit rien de plus. Il leur savait gré de l’avoir accepté dans le paysage sans broncher. Et dans une cohabitation faite surtout de gestes, il s’était attaché à eux, à leurs habitudes quotidiennes. L’Étranger balaya du regard sa pièce de vie exigüe éclairée par une lampe-tempête et observa sa bonbonne d’eau presque vide. Il ne tarderait pas à puiser dans ses dernières réserves. 

Il faisait nuit noire quand la petite porte en bois de sa case céda sous un coup qui le réveilla. Il se sentit traîné par terre puis immobilisé par un genou qui appuyait sur son dos : « Lâchez-moi ! », cria-t-il. Il se débattit mais la force était écrasante. D’un coup de coude dans les reins, il fut contraint de se taire. Pendant qu’il était maintenu à terre par une personne, une autre s’empara de sa bonbonne d’eau. Il supplia : « Pitié, non, ne la prenez pas ! » Sa voix était chevrotante. Celui qui l’immobilisait au sol lui hurla des mots qui ne ressemblaient en rien à ceux des gens de Katy. Son pressentiment fut confirmé par les cris et le grabuge venus de l’extérieur. Des pilleurs d’eau ! L’homme continua à fouiller la maison comme s’il soupçonnait une autre cachette. Heureusement, il ne la trouva point car son attention fut attirée par des coups de feu dehors. Il aboya quelque chose à son compagnon qui ligota les mains de l’Étranger dans le dos. Puis, ils sortirent en trombe en emportant la bonbonne d’eau. L’Étranger s’attendait à ce que sa porte se rouvre à tout moment. Personne ne revint. Seul, apeuré, il tremblait de la tête aux pieds. Le grabuge se poursuivit toute la nuit, ponctué de lamentations. Les siennes et celles des villageois. 

A l’aube, un silence pesant s’abattit. Le corps endolori, l’Étranger appela à l’aide sans succès. Restait-il encore des villageois en vie ? Ses liens refusaient de céder. Il se laissa consumer par le désespoir jusqu’à ce que la porte se rouvrît enfin. Il releva la tête et vit un visage familier. La Jeune fille aux cheveux jaunes ! Elle avait le visage inexpressif. 

-Aide-moi, dit-il, en espérant qu’elle le comprenne. 

Elle l’ignora et se mit à fouiller la pièce. 

-Il n’y a plus d’eau si c’est ce que tu cherches. Ils ont tout pris, lança-t-il déçu. 

Elle trouva ce qu’elle cherchait, en réalité un couteau. Elle trancha ses liens. « Merci », lui dit-il », la voix enrouée. Ils se regardèrent en silence quelques secondes. Elle devait avoir douze tout au plus. La peau ébène, des pupilles marrons et des cheveux crépus que le soleil et la poussière avaient rendus jaunâtre. C’est cette dernière caractéristique qui avait attiré son attention. Depuis lors, il n’avait cessé de l’observer dans le village. A chaque fois, il s’amusait à distinguer ses cheveux jaunes parmi la foule. Il savait qu’elle vivait avec sa mère dans l’une des cases parallèles à la sienne. A plusieurs reprises, elle était venue déposer un plat de riz devant chez lui. En retour, il lui adressait toujours un sourire. Il était content de la savoir saine et sauve. 

Dehors, tout avait été saccagé. Comme balayé par une tempête. Ils évitèrent les deux corps sans vie qui gisaient au sol, au milieu des ustensiles et vivres éparpillés. Leur accoutrement indiquait que c’étaient des pilleurs d’eau. Ils devaient être nombreux car ceux-là étaient différents des deux qui l’avaient attaqué. « Où est passé tout le monde ? » demanda-t-il sans réponse. La Jeune fille le conduisit dans une case où plusieurs villageois blessés par les coups de feu se lamentaient au sol. Fiévreuse, la mère de la Jeune fille se tenait un pied ensanglanté. Ils dardaient tous sur lui un regard implorant. 

– Je suis désolé, je ne suis pas médecin, répondit-il. Il jeta un rapide coup d’œil aux différentes blessures. Certaines étaient très profondes. Il faut nettoyer les plaies pour éviter qu’elles s’infectent ? expliqua-t-il en s’aidant de gestes. 

La Jeune fille lui montra les canaris vides. Il ne restait plus une seule goutte d’eau dans tout le village de Katy. Les pilleurs avaient pris ce qu’il restait. 

-Où sont passés tous les autres ? 

-Kourou ! lâcha l’un des blessés. 

Tout à coup, cela lui revint : Kourou était le grand village à une demi-douzaine de kilomètres de Katy. Les Nations-Unies y gardaient des réservoirs d’eau, en cas de crise. Tous les villageois, du moins ceux qui pouvaient encore marcher, devraient s’y rendre pour quémander de l’eau. Sans eau, les blessés mouraient de leurs blessures ou de déshydratation. 

-Je veux bien vous aider, mais je ne pourrais pas retrouver le chemin de Kourou. Je n’y suis allé qu’une seule fois, s’efforça-t-il de dire en gesticulant. 

La Jeune fille aux cheveux jaunes échangea quelques signes avec sa mère et les autres blessés. Sans dire mot. L’Étranger supposa qu’elle était muette.

Avant de partir pour Kourou, l’Étranger sortit des interstices de son matelas la gourde en peau qui contenait ses dernières réserves d’eau. Il l’enfila en bandoulière sous son boubou. Il cacha un canif dans ses longues emmanchures et s’enroula son chèche indigo autour de la tête. La Jeune fille l’attendait devant la case aux blessés d’où s’élevaient des râles de souffrance. Elle tenait par la bride un âne rachitique chargé de deux canaris. L’Étranger percevait la tristesse qui émanait de son visage si juvénile. Il se promit de tout faire pour l’aider à sauver sa mère. Ils se mirent en route au moment où le soleil balayait les dernières traces de la nuit. 

 « La terre trembla quand la foule s’élança de toute sa masse vers les entrées. Encore des coups de feu ! Les corps qui tombent piétinés par la foule déchainée. Les soldats submergés écrasés… » A lire prochainement dans POUR QUE LE CIEL AIT PITIE.

Par Facinet Kabèlè Camara, Ecrivain