Les Nouvelles de Kabèlè : POUR QUE LE CIEL AIT PITIE (Suite partie III)

Dans un futur dystopique où l’eau est devenue une denrée rare dans une partie de l’Afrique, les populations sont réduites à attendre patiemment des livraisons d’eau des Nations-Unies par avion. Un jour, plus d’avion dans le ciel. Le désespoir et la folie des hommes s’installent. Lisez la troisième partie !

L’exode, c’est ce que l’Étranger constata sur le chemin de Tinah. Des centaines de personnes empruntaient diverses routes vers le nord ou vers le sud, à la recherche de la même chose. Balluchons sur la tête ou sur l’épaule, elles traçaient leur sillon dans la poussière. Le drame de Kourou semblait s’être produit partout. Même les réservoirs où l’on avait accepté d’organiser une distribution d’eau avaient été submergés et pillés. Les populations émigraient en masse vers d’autres points sans aucune certitude d’y arriver ou d’y trouver de quoi se désaltérer. Accablé, l’Étranger mesurait l’ampleur de la dépendance de ces populations aux ravitaillements d’eau. Il avait suffi de six jours de disette pour plonger la région dans le chaos. De temps en temps, le Jeune homme et son père s’arrêtaient pour discuter avec certains groupes de déplacés. Discrètement, l’Étranger en profitait pour verser quelques gouttes d’eau dans sa gorge et dans celle de la Jeune fille. Impossible hélas de partager avec leurs compagnons de voyage. Si bien que parfois, le Veil homme titubait et son fils devait le tenir par l’épaule. La Jeune fille elle, semblait inébranlable. C’est sa détermination qui donnait force à l’Étranger.

Ils firent escale à Pina. Un hameau à la lisière de la savane aride. « On y trouvera une communauté de forgerons fort accueillante. Ils y ont un grand puit », avait dit le Veil homme. Mais ils n’y rencontrèrent pas âme qui vive. La vie semblait s’y être figée. Des carcasses d’animaux domestiques jonchaient le sol, la forge avait été abandonnée, une marmite vide était encore sur un feu éteint… Ils trouvèrent le puit flanqué d’une chape métallique que le Jeune homme et l’Étranger essayèrent de bouger. Mais ils furent chassés par l’odeur putride qui en émanait. L’Étranger en était convaincu : des gens étaient morts à l’intérieur du puit. 

A Demba, il restait quelques habitants.  

  • Nous avons encore de l’eau, dirent-ils au petit groupe. 
  • D’ailleurs, nous ne comprenons pas tous ces gens qui partent alors que le Dieu leur a donné le pouvoir de créer leur propre eau, ajouta un Notable en conduisant le petit groupe dans une petite pièce qui empestait l’urine.  

L’Étranger y vit des seaux recouverts de tissu en coton écru. Ces villageois filtraient leur urine. 

  • Vous voyez, nous avons assez d’eau pour boire, cultiver et nourrir notre bétail, précisa fièrement le Notable. 

Pris de nausée, l’Étranger, sortit de la pièce et expliqua que la Jeune fille et lui se contenteraient d’un peu de pain de singe.  Quant au vieil homme, il décida d’en boire quelques gouttes après avoir psalmodié toutes les prières qu’il connaissait. 

  • Nous avons vu beaucoup de gens partir vers la source de Tinah. Vous y trouverez de l’eau, assura le Notable. 

La nuit les rattrapa en route. Ils décidèrent de camper près d’un arbuste. Le Jeune homme fit un feu avec des branches sèches et deux pierres. Comme effrayée par la lueur que projeta la flamme, la Jeune fille recula et se recroquevilla plus loin, près de l’âne. L’Étranger décida de la laisser se reposer. 

  • Alors, qu’as-tu fait dans ton pays pour être ici, Étranger, demanda tout à coup le Jeune homme. 

Surpris, l’Étranger se figea. 

  • A Moria, nous avons aussi des Étrangers comme toi, reprit le Jeune homme. Ce sont eux qui enseignent votre langue. L’un d’eux m’a confié que vous étiez tous des prisonniers bannis sur nos terres pour souffrir avec nous. Votre pays qui manque aussi de ressources s’épargne la peine de nourrir certains prisonniers et se contente de les jeter ici. 

L’Étranger resta silencieux. Avait-il encore la possibilité de se dérober face à cette question qu’il avait toujours redoutée. Finalement, ce n’était pas les gens de Katy qui avaient fini par la lui poser. 

  • Tu n’es pas obligé de répondre, Étranger… soupira ce Jeune homme de Moria. Mon père aussi considère que nos terres ne sont plus qu’une poubelle depuis des décennies. Il me parle de la verdure dans laquelle il jouait tout petit, des marigots et du bétail qui arpentait ces vallées autrefois. Aujourd’hui, il ne reste plus que la poussière. Je comprends que nos terres soient une prison pour vous autres. Si nous étions nés ailleurs, nous penserions la même chose. 

Honteux, après quelques secondes de silence, l’Étranger osa demander : 

  • Les Étrangers à Moria, que sont-ils devenus ? 
  • Quand l’eau a manqué, ils sont partis vers la côte nord. Ils espèrent que votre Fédération voudra les reprendre. Mon père m’a empêché de les suivre. Il m’a dit que cette côte-là n’était faite que de malheur pour notre famille. Ses frères y sont morts. 

L’Étranger savait que la côte nord était faite de malheur pour tous ceux prisonniers ou non, qui s’y retrouvaient. Le vieil homme avait été sage de détourner son fils de cette aventure périlleuse. Adossé à son fils, il n’avait plus prononcé le moindre mot depuis des heures. Tout à coup, le crépitement des flammes fut couvert par les cris de la Jeune fille. L’Étranger accourut pour la calmer. Un cauchemar ! Il la recouvrit de son chèche, s’assit près d’elle et caressa sa chevelure jaunie. Le vieil homme entonna de sa voix cassée une chanson douce qui les apaisa tous. Son fils expliqua que la chanson parlait d’une amitié entre une Jeune fille et un hippopotame. 

 

Plus tard dans la nuit, l’Étranger sursauta. Une main lui secouait l’épaule. Il ouvrit les yeux. La Jeune fille lui montra le Jeune homme agenouillé auprès de son père étendu sur le sol. 

  • Étranger, l’esprit de mon père a quitté son corps, lui annonça le Jeune homme avec des sanglots dans la voix. 

L’Étranger s’approcha du corps sans vie du vieil homme. Sa peau était sèche et blanche. 

  • Je dois aller avec lui à Moria, murmura le Jeune homme. 
  • Après Tinah ? demanda l’Étranger surpris. 
  • Non Étranger, Tinah n’est plus d’actualité pour nous. Je dois rentrer enterrer mon père dans la terre de ses ancêtres.  
  • Peut-être pourras-tu l’enterrer à Tinah qui est plus proche de nous. Tu m’as dit que Moria était à plusieurs jours de marche d’ici. 
  • Tu ne comprends pas ! le coupa le Jeune homme. Si je ne l’enterre pas sur notre terre, il ne rejoindra pas nos ancêtres dans l’autre monde. Il continuera à errer sur cette terre devenue rien de plus qu’une poubelle. En tant que prisonnier, tu peux le comprendre. 

Quelle folie ! pensa l’Étranger. Il ne pourrait jamais transporter seul le cadavre de son père pendant plusieurs jours, sans eau. Sous la chaleur, le corps se décomposerait en quelques heures… De surcroit, ils avaient besoin du lui pour les conduire à Tinah. 

  • Tinah se trouve à quelques heures de marche au sud. Vous ne pourrez le rater. Un grand baobab en marque l’entrée. Je vous souhaite bonne chance ! leur lança le Jeune homme.

Sa détermination se lisait sur son visage. Il ne quittait pas son père des yeux. L’Étranger fut pris de compassion. Il ne pouvait comprendre ce choix périlleux en si bon chemin, mais il le respecterait. Il sortit sa gourde d’eau pour la lui tendre. 

  • Bois un peu avant de partir, proposa-t-il. Nous la remplirons à Tinah. 
  • Non, Étranger, cette eau est votre survie à vous. Mon père et moi avions décidé de ne pas la toucher. 

Le Jeune homme mit le cadavre de son père sur le dos. Il essuya les larmes de la Jeune fille avant de rebrousser chemin, puis disparut à l’horizon. Il avait peu de chances de s’en sortir.

Le cœur lourd de tristesse, la Jeune fille, l’Étranger et l’âne partirent vers le sud. 

« Ne pleure pas donc, petite chose. Il faut rire si nous voulons que le ciel ait pitié de nous, aurait-elle voulu susurrer à l’Étranger comme Nana le faisait pour elle quand elle était triste… » A lire prochainement dans POUR QUE LE CIEL AIT PITIE.